Témoignage d’un ancien officier des forces spéciales, qui aborde la violence légitime en toute simplicité avec la particularité d’une responsabilité singulière chez les leaders militaires.
Par Emmanuel Bourboulon
Qu’est-ce que cette responsabilité singulière ?
« Si tu sors ton arme c’est que tu es prêt à tuer ! Alors je te pose la question : es-tu prêt à tuer ?! » Coup de gueule de mon instructeur de tir lors de mon premier stage au sein des forces spéciales. Rien de belliqueux ou d’agressif, bien au contraire. « Si tu sors une arme c’est que tu VAS tuer… » De cet échange sans faux-semblant j’ai compris une chose : la réalité est bien plus nette et crue que les mots qui lui servent parfois de paravent. Tuer est un acte qui demande non pas d’être prêt techniquement mais plutôt psychologiquement, et même me semble-t-il anthropologiquement.
Le poids de la décision
Quinze ans après, en tant que responsable d’une unité des forces spéciales, dans un va et vient incessant de missions dangereuses et de gens projetés sur un claquement de doigts aux quatre coins du monde dans les lieux les moins hospitaliers, j’ai appris une deuxième chose : si ma qualité de militaire implique cette « particularité » connue et consentie de pouvoir tuer ou pouvoir être tué, ma qualité de chef me confronte à une responsabilité plus grande et plus difficile encore. Je suis responsable de « faire tuer ». Je suis chargé de donner un sens à cet acte ultime et de répondre aux doutes pour qu’il soit possible ensuite de « vivre avec ». Le cadre posé par l’organisation de l’armée française peut aider, c’est le rôle de la hiérarchie mais en aucun cas il ne dédouane du questionnement au moment de tirer pour tuer : « D’accord, mais là, précisément, je fais quoi ? Et pourquoi ? »
Préparer des gens à tuer c’est tout simplement avoir pour eux des réponses, ou des tentatives de réponse, aux questions qu’ils se poseront, maintenant ou plus tard. Le jeu en valait-il la chandelle ? Cette transgression des règles de la vie en société, dans toutes les sociétés, avait-elle un sens ? C’est aussi assumer sa responsabilité de chef pour permettre un jour à celui qui a exécuté l’ordre donné de sortir du cercle vicieux du doute, de la culpabilité ou du remord. On ne fabrique pas des « machines de guerre » mais des soldats entraînés… qui n’en sont pas moins des êtres humains. Au contraire.
La solitude face à l’acte
Nous, militaires, vivons notre métier avec cette spécificité, cette responsabilité singulière, si étrange et parfois incompréhensible pour les autres, de pouvoir un jour tuer en toute légalité. Nous avons, avec quelques autres, le monopole de la « violence légitime ». Parmi ceux qui ont usé de cette violence et donné volontairement la mort il y a ceux qui savent vivre avec, et les autres. Il y a ceux qui le partagent et savent en parler, et les autres. Il y a ceux qui refusent de gamberger, et les autres. Il y a ceux qui en parlent à leur conjoint, et les autres. Il y a les conjoints qui tiennent, et les autres…
Les autres ? Ces autres, qui se sont pourtant aussi préparés avec application, volonté et professionnalisme et avec confiance dans les décisions de leur hiérarchie. Et aujourd’hui ils vivent souvent seuls avec leurs difficultés et des souvenirs qui les hantent.
Parallèle avec l’entreprise
Cette réflexion sur la responsabilité singulière du chef militaire face à la décision ultime de faire tuer trouve un écho particulier dans le monde de l’entreprise. Bien que les enjeux soient évidemment différents, les mécanismes de responsabilité et de prise de décision difficile s’y retrouvent.
De la responsabilité singulière aux responsabilités du dirigeant
Un dirigeant ou un manager doit parfois prendre des décisions qui impactent profondément la vie de ses collaborateurs : licenciements, restructurations, fermetures de sites. Ces décisions, bien que non létales, peuvent avoir des conséquences graves sur la vie des personnes concernées. Comme le chef militaire, le dirigeant doit :
- Assumer pleinement la responsabilité de ses décisions et leurs conséquences
- Donner du sens aux actions difficiles et savoir les expliquer
- Accompagner ceux qui doivent exécuter ces décisions difficiles
- Prévoir et gérer l’impact psychologique sur les équipes
Un cadre différent mais des enjeux similaires
La grande différence avec le contexte militaire réside dans le fait que l’entreprise dispose rarement d’un cadre aussi clair et structuré pour gérer ces situations. Il est donc d’autant plus important pour les dirigeants de développer leur propre éthique de la responsabilité et de mettre en place des dispositifs d’accompagnement adaptés.
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